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dimanche 29 mai 2016

L’Illustration Deuxième semestre 1911

[Avertissement aux innombrablesnombreux… plusieurs ? faloheur(s) de 4269 Carinae, ces «chroniques tribulatoires d’un lecteur e-perdu», ce qui suit s’apparente à une séquence “Émotion à deux balles”, et elle ne vaut que pour ce qu’elle prétend.]

Je ne sais pas toi, farangis-libris, mais en ce qui me concerne j’ai appris à lire au début des années soixante. De la méthode employée par Madame D., ma noble et adorée maîtresse du Cours Élémentaire, je ne m’en souviens pas… Je gratte, je cherche, j’essaye de me souvenir, mais fifre, rien ne revient. Par contre il me reste un souvenir extra-scolaire de cet apprentissage, un souvenir que je chéris entre les autres et qui est intimement lié au volume relié cuir des journaux de «L’illustration» allant de juillet à décembre 1911. Mon premier «Livre». L’ouvrage que je tiens présentement entre mes mains tremblantes. Ce livre était dans la famille depuis des décennies. Oh, il n’y avait pas beaucoup de livres chez moi, nous sommes des gens de peu ; pour tout dire il y en avait deux qui nous venaient d’un passé, pour moi, préhistorique : il y avait donc «L’Illustration» Deuxième semestre 1911, et il y avait le «Robinson Suisses» de Johann David Wyss. Le Robinson Suisse possède une petite vignette collée et presque indéchiffrable au dos de la première de couverture. Écrit à la plume, le texte dit ceci : «Prix d’honneur offert par M? ?eygriès à l’élève Massias Joseph qui a obtenu le Certificat d’Études primaires le 10 juillet 1893. L’Instituteur, Dubois.» (Massias Joseph c’était le petit frère de mon arrière grand-mère). Celui-là, je l’ai lu après et tout seul, ce fut mon deuxième vrai livre… c’est une autre histoire.
Mais le premier, ces quelques cinq kilogrammes (4,6) de papier, d’encre et de cuir, de L’Illustration, deuxième semestre 1911, restera ma première plongée dans le pays des mots, des images, du dessin et de l’Histoire. Et ça compte les premières fois ; ce sont de merveilleux moments, fragiles et insoutenables qui décident du futur.
Bien sûr, à six ou sept ans, je ne disposais pas de ce livre à mon grès, non, il s’était créé une délicieuse dictature : quand je rentrais de l’«École», cette navrante incarcération, je retombais dans le giron du meilleur des hommes : pépé Alix. Classe 1899, donc né en 1879. Mon arrière grand-père. C’était mon pépé. On s’aimait bien tous les deux, quoi. Il avait quatre-vingts piges quand je suis né, un vécu déjà comac ; un mec contemporain des Mac-Mahon, Grevy et Gambetta, et qui s’était tapé toutes les joyeusetés de 14-18. Il en a vu des choses ce valet de ferme, ce petit paysan ; les premières bicyclettes dotées de pneus, les premières bagnoles, les premiers navions, tous les carnages mémorables depuis la Grande Guerre, la fin de l’Empire, les trente glorieuses, le spoutnik, et même un peu plus tard des mecs qui marchent sur la Lune (!). Et, se sentant sûrement moins agile et nécessaire au sein de ce rucher bourdonnant et pré-productiviste que représentait une famille paysanne des années soixante, il s’était mis en tête d’employer une partie de son temps à faire lire les derniers petits de la nichée. Si bien que tous les soirs, après avoir repoussé moulte ennemis qui attaquaient quotidiennement mes cabanes dans les bois, et avant cette maudite douche obligatoire, pépé Alix nous prenait sous son aile de vieux radical socialiste, tendance Blum, et nous faisait la leçon de lecture, à ma petite sœur et moi. Voila comment ça se passait :
Il allait chercher ses lunettes et la baguette réglementairement posées sur le compteur électrique. Avec la baquette de bois il tapait sur la bakélite noire : TAC, TAC, TAC.
C’était l'ouverture du rideau, le signal béni qui permettait de repousser le moment de la douche...
- Allez, petit, nous allons lire. (en phonétique gasconne, ça donnait : Allez, nénet, anen liré)
Il farfouillait ensuite dans la vieille armoire (au fond derrière le rideau) et il en extrayait L’Illustration Deuxième semestre 1911. Nous nous installions alors à la table, sous la lumière crue du néon, chacun d’un côté de lui ; il ouvrait ensuite solennellement l’immense livre et reprenait à la marque de la veille. Il fallait bien une semaine pour lire une page entière ! Nous n’allions pas vite, nous ânonnions encore, surtout ma sœur ;-) Mais il était patient et méticuleux ce bonhomme et bien sûr, la baguette de bois ne servait pas à nous taper sur les doigts quand nous nous trompions, non, elle servait simplement à suivre les mots sur la ligne. Pépé Alix était un sage. Un vrai. Si tout le monde avait eu un pépé Alix, nous vivrions au pays du lait et du miel !
Je pourrais t’en faire des pages sur le bonheur que fut cet apprentissage. Depuis, je sais qu’en 1911 le Président de la République s’appelait Armand Fallières et que Caillaux (celui qui jouera dans l’Affaire Caillaux trois ans plus tard !) était son ministre des finances ; je connais pratiquement la nature et le nom de tous les navires de la flotte de guerre française qui participèrent à la revue du 4 septembre en rade de Toulon grâce aux magnifiques illustrations d’Albert Sébille (peintre officiel de la marine) ; que le 25 septembre, l’horreur eut lieu dans cette même rade de Toulon quand le cuirassé Liberté explosa à 5h30 du matin (feu dans la Sainte-Barbe !) ; que cette année là on a joué «Le Typhon» au théâtre Sarah-Bernhardt le 14 octobre, et que les Italiens ont pris Benghazi le 19 octobre à 11h15 du matin ; etc.

Quant aux illustrations, elles nous espantaient littéralement, une véritable féerie. J’ai adoré DulacW avant de savoir qui était Dulac, et que dire des dessins «pleine page» d’André Devambez sur les voyages de Gulliver ? Une merveille inégalée et prémonitoire de la ligne claire à une époque où Hergé suçait encore le pouce.

Nous avons eu, ma sœur et moi, la chance d’avoir un arrière grand-père de combat, un vieillard encore vert qui vibrait toujours sur des harmoniques de la Troisième (République); férocement anti-clérical et résolument anti-militaire car il l’avait vu de très près, la Camarde, lui, pendant cinq piges. Et si maintenant nous avons ce goût si marqué pour les livres, Madame N. et moi, c’est bien grâce à son attentive patience et à ce volume particulier de L’illustration.

Voila la charge que véhicule ce Livre pour moi. C’est con, hein ?

Hélas, le temps a passé et cent cinq ans après sa parution, ce trésor familial s’était presque perdu : pages déchirées, moisies ou manquantes, illustrations envolées, reliure bousillée, etc. et une restauration, un temps envisagée, s’avéra bien trop onéreuse. Quant à le racheter d’occas, il fallut vite l’oublier car ces livres existent toujours, bien sûr, mais à prix d’or ; plusieurs centaines d’euros pour un volume en bon état ! Un véritable trafic…
Et c’est ici qu’intervient le “Bon Coin”.
Glorieux bon Coin-coin, et inespéré ami Robert qui voulait se défaire de son  “L’Illustration Deuxième semestre 1911” pour un prix, certes conséquent mais cependant tout à fait acceptable.
Alléluia, le volume en question c’est avéré très correct et il va naturellement trouver sa place dans ma bibliothèque.
En attendant, et juché sur les épaules de mon pépé Alix, ce géant, je ne me lasse pas de compulser fiévreusement cette merveille qui a retrouvé sa vocation première : celle d’un talisman…

Et si d'aventure il me venait l'envie de mettre sinon un terme, du moins un coup de frein à cette chronique de mes lectures, c'est bien avec ce livre, premier et ultime, que je le ferais…
Ça aurait d’la gueule, non ? Du joli mois de mai 2012 au joli mois de mai 2016.              



©Dewambez : Les voyages de Gulliver au pays de Lilliput

2 commentaires:

  1. Après avoir dévoré du Marcel, il eût été étrange de ne pas avoir le souvenir d'une vieille madeleine.....

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